Petit bêtisier scientifique – Kelvin, l’âge de la Terre et le dentifrice au radium [3/7]

Une quille qui tombe peut parfois en entraîner une autre, et s’il en était de même avec la raison ?
Célèbre pour ses conclusions sur notre comportement quotidien, l’expérience de Asch est une jolie illustration de ce que j’appelle personnellement un phénomène d’agrégation d’erreurs.
Et si je vous parle de ça aujourd’hui, c’est qu’il y a un peu plus d’un siècle, un groupe de scientifiques a réussi l’exploit de démontrer indépendamment, et par trois méthodes différentes, un résultat faux.
Aujourd’hui je vais vous parler de l’âge de la Terre.

BestOf3_Vignette

L’erreur initiale – la première quille

A l’origine de cette erreur, il y a un anglais. Un homme qui dispose alors d’une renommée internationale, cet homme s’appelle William Thomson mais il est mieux connu sous le nom de Lord Kelvin. Bien qu’à l’époque certains s’accordent à dire que l’âge de la Terre est infini (théorie signée Aristote bien sûr), Kelvin va avoir l’immense mérite de proposer une méthodologie scientifique moderne pour évaluer l’âge de la Terre. La démonstration du Lord est très sexy puisqu’elle fait appel à une théorie alors toute jeune mais maintes fois vérifiées : l’équation de la chaleur de Fourier.
Le calcul de Kelvin consiste simplement à considérer la Terre comme une sphère chauffée initialement à 3900 °C (température de fusion des roches) puis refroidit très rapidement par la douce fraîcheur de notre galaxie. L’équation de la chaleur de Fourier prédit alors comment la chaleur de la sphère va évoluer en tous points pour s’uniformiser dans le temps. Kelvin va alors simplement retourner cette équation et se servir de la variation de température qu’il observe entre la surface de la Terre et un point situé à 100 m de profondeur pour déduire la durée écoulée depuis le début du refroidissement de la Terre.
Ces calculs vont d’abord lui permettre d’établir en 1863 un âge de la Terre comprit entre 20 et 400 millions d’années (la belle fourchette me direz-vous) puis il précisera un peu plus tard son estimation à 20-40 millions d’années.

Réticences géologiques et début du match Kelvin – Darwin

Comme dirait Pignon, c’est bougrement intelligent… mais ça va quand même un peu gêner les géologues de l’époque. Il faut dire qu’avant Kelvin, ces messieurs estimaient l’âge de la Terre grâce à l’érosion et la stratification (dépôts successifs de matériaux). La méthode alors employée reposait sur une simple règle de trois : s’il faut cent ans pour déposer un millimètre de sédiment et que la couche mesure un mètre, alors mon temps de dépôt est de 100 000 ans… Comprenez que les autres scientifiques de l’époque aient été aussi enthousiasmés par la méthode de Kelvin.
Le problème c’est que les 40 millions d’années de Kelvin ne laissent pas assez de temps à la Terre pour expliquer tous ces dépôts. Autre problème relevé par Charles Darwin, l’évolution des espèces a nécessité bien plus que 40 millions d’années… peut être de l’ordre des milliards, Kelvin doit avoir tort !

Pour l’anecdote : Kelvin et Darwin ne s’aimaient pas beaucoup mais la mort est facétieuse et conciliante puisque les deux hommes sont actuellement enterrés à quelques pas l’un de l’autre dans la nef de l’abbaye de Westminster.

On enfonce le clou – Deuxième et troisième quilles

Le fait est qu’à cette époque la majorité de la communauté scientifique se range derrière Kelvin. L’église, elle aussi, y trouve un moyen de discréditer Darwin et sa théorie de l’évolution.
Pour enfoncer le clou, deux hommes vont, coup sur coup, redémontrer les résultats de Kelvin par deux méthodes différentes.
Le premier s’appelle John Jolly. Jolly va s’intéresser à un sujet qui avait préalablement occupé un certain Edmund Halley (oui oui, celui de la comète) : la salinité des océans. En effet et de façon assez paradoxale, la salinité des océans est apportée par l’eau douce des rivières. Lesquelles rivières récupèrent le sel des roches qu’elles érodent. En estimant la masse de sodium actuellement contenu dans les océans et le débit actuel des rivières, Jolly estime l’âge de la formation des océans à 90 millions d’années (ce qui appuie d’avantage la thèse de Kelvin que celle de Darwin).

Le second homme s’appelle George Darwin, le fils même de Charles (si ça ce n’est pas de l’ingratitude). Georges, la tête en l’air, s’intéresse à la lune. En effet, à cette époque déjà , nous savons que la lune s’écarte progressivement de la Terre. En étudiant la vitesse d’éloignement, on peut donc légitiment déduire la date de séparation de la lune et de la Terre (qui est actuellement une des thèses de création de la lune). Les calculs de Georges lui permettre d’obtenir un âge de 56 millions d’années confortant encore le point de vue de Kelvin.  Et hop !

BestOf3_KelvinVsDarwin

La solution de l’énigme – Découverte de la radioactivité

Pourtant, alors que Georges Darwin et John Jolly publient leurs travaux, quelque chose d’énorme se prépare. En 1902, Ernest Rutherford et Frederick Soddy vont établir la notion de période d’un élément radioactif. La découverte est capitale puisque l’on comprend pour la première fois que le temps qu’il faut pour que l’activité d’un élément radioactif diminue de moitié est une constante et ne dépend pas de la quantité initiale de noyaux dans l’échantillon étudié. Bingo ! Voilà un chronomètre qui tourne depuis la nuit des temps et qui va nous permettre de dater précisément l’âge de la Terre.
Pourtant, il faudra attendre 1953, pour déterminer avec précision l’âge de la Terre à 4,55 milliards d’années. Les premiers calculs s’appuieront en effet trop souvent sur des hypothèses approximatives, et le phénomène même de radioactivité reste un temps très mal compris : on assiste d’ailleurs à cette époque à un phénomène de « radiofolie » qui peut aujourd’hui nous sembler  tout droit sorti d’un mauvais Spielberg. Les grandes marques vantent alors les propriétés radioactives de leur savon, dentifrice, eau, soda,… n’en déplaise à GreenPeace, disons-le, le radium avait la côte à l’époque !

BestOf3_Pub_radioactivite
Dentifrice au radium, eau minérale et pommade radioactive, en 1920, les publicités font la part belle aux produits radioactifs
La vraie erreur de Kelvin – Quand un solide se prend pour un liquide

On entend souvent que l’erreur de Kelvin réside dans le fait qu’il n’ait pas intégré dans ses calculs la chaleur dégagée par la radioactivité sous la surface de la Terre. On lui pardonne aussi facilement puisque la radioactivité n’avait pas été découverte au moment où Kelvin élabore sa théorie.
Pourtant la véritable erreur de Kelvin n’est pas là et pouvait bel et bien être évitée car le physicien s’est tout bonnement trompé d’équation. En effet, vous avez surement déjà remarqué que la dinde dans votre four met plus de temps à cuire que le bouillon, dans lequel elle baigne, à chauffer. Et cela est normal puisque l’uniformisation de la chaleur au sein d’un liquide se fait beaucoup plus rapidement qu’au sein d’un solide du fait de mouvements de matière (appelé convection) existant seulement au sein des fluides.
Kelvin, en appliquant l’équation de la chaleur, a considéré la Terre comme un solide, or, sur les échelles de temps considérées, la Terre se comporte d’avantage comme un liquide. Kelvin aurait donc dû prendre en compte la convection en utilisant l’équation de Navier-Stokes.
En prenant en compte la convection, Kelvin aurait alors trouvé un âge avoisinant 2 milliards d’années (et ce, sans prendre en compte la radioactivité).

Conclusion

Finalement, il est assez bluffant de voir comment la notoriété d’un seul homme a pu conduire à une telle erreur (on parle d’un facteur 100 quand même). Joly dans ses calculs avait oublié d’intégrer les processus de perte de sel (dépositions, vents,…), quant à Georges Darwin il s’agissait sans doute d’une erreur de mesure.

Et pourtant, certains avaient anticipé le coup, John Perry (élève et disciple de Kelvin) faisait part à son maître ,dès 1895, de ses doutes concernant l’utilisation de l’équation de la chaleur… mais le fait est que la conviction d’un homme brave parfois la convection des autres…

Références:
Très bonne publication sur le sujet:
http://www.cnrs.fr/publications/imagesdelaphysique/couv-PDF/IdP2011/03_Krivine.pdf
Article de la Recherche qui fait le focus sur la partie radioactivité:
http://www.larecherche.fr/savoirs/autre/radioactivite-soleil-terre-mort-kelvin-01-10-1996-89381
Autres:
http://www.ens-lyon.fr/DSM/SDMsite/M2/stages_M2/Ehlinger2014.pdf
http://courses.washington.edu/ess408/KelvinPerry2007.pdf

Comments

  1. Pingback: Petit bêtisier scientifique – L’époque où Vulcain n’était pas qu’une planète de Star Trek | BlablaSciencesBlablaSciences

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>